Le temps de profiter du temps [Jane]

Le soleil venait taper ses quelques rayons timides sur la surface de l'eau, incitant ainsi quelques promeneurs à sortir malgré la légère brise qui venait refroidir la température.

Comme tous les jeudis matin, Mattéo avait décidé de passer chez ses parents leur dire un petit bonjour, exempté des cours et des gardes à l'hôpital, et quand le temps le permettait, il sortait quelques heures durant Ideale, son chien Kelpie. Ideale avait été le cadeau pour les 17 ans de Mattéo, mais il n'avait pas pu le prendre dans son loft, trop petit tout d'abord et puis le manque de temps à lui accorder aurait fait mourrir la pauvre bête d'ennui. Mais le jeune homme s'arrangeait toujours pour aller le voir une fois par semaine, et le sortir si possible. Cette grosse bête marron avait un peu trop d'énergie pour ses parents qui avaient parfois du mal à le canaliser, ce qui n'était pas un problème pour leur fils qui savait se faire obéir et qui avait la force nécessaire pour le suivre dans ses envies de courses improvisées.

Ce matin-là, Mattéo avait donc décidé de promener son fidèle compagnon sur les bords du Tibre, chose impossible pour le couple Piccolini qui aurait sans doute vu la tornade brune se jeter dans l'eau. Pas avec Mattéo. Ideale trottait tranquillement à ses côtés, libre de ses mouvements et sage comme une image. Son maître marchait d'un pas relativement lent, dégustant un café brûlant entre ses doigts et attendant que quelque chose se passe. Le jeune italien n'aimait pas tellement le calme, et à première vue, le pont était tout bonnement... calme. Ni plus ni moins. Ca le fatiguait plus encore qu'une quelconque agitation.

Tout à coup, Ideal eut la bonne idée de se retourner vers Mattéo et de lui sauter dessus. Le jeune homme eut le réflexe de se reculer légèrement pour éviter de voir sa veste noire, mais surtout son t-shirt blanc recouvert de café.

- Hey! Quiete Ideale!

Son ton ferme ne suffit cependant pas à calmer l'animal qui fit le dingue pendant une dizaine de secondes, tournant sur lui-même avant de filer comme une flèche et de se prendre dans les jambes de quelqu'un!

*Bin tiens...*

C'était plutôt fréquent ce genre d'incident.

- Excusez-moi, dès qu'il fait un peu chaud il s'énerve.

Ce matin, Jane avait quitté l'appartement de Luka après le petit déjeuner. Ce n'était pas l'endroit où elle préférait aller. Luka avait à peine 25 ans. Elle ne comprenait pas qu'un gamin aussi jeune ait besoin de se payer ses services. Surtout qu'il n'était pas le plus repoussant des garçons et qu'il avait beaucoup d'humour. Par contre, il est vrai qu'il était très timide et qu'il manquait sans doute de confiance en lui.
Jane poursuivit ses rêvasserie en longeant le Tibre, ne sachant pas encore très bien ce qu'elle allait faire du reste de la journée. Il fallait qu'elle fasse quelque chose pour ce gamin. Mais quoi? Elle n'était pas non plus une agence matrimoniale et si elle savait une chose, c'est qu'il ne faut jamais se meler des histoires d'amour des autres personnes, sinon ça vous retombe dessus.
Jane passa ses mains dans ses cheveux, les ramena au dessus du visage, et avec un élastique qu'elle avait autour du poignet, les attacha en queue de cheval.
Le gamin n'était pas le seul à avoir besoin de distraction. Elle aussi, il fallait qu'elle se reprenne en main, et qu'elle arrête de penser à cet homme tout le temps. Rien n'était possible et rien ne se passerait jamais, à part leurs nuits de folies où leurs corps se désirent jusqu'à la délivrance.
Jane glissa ses mains dans les poches de sa veste en cuir noire et la serra contre elle. Il ne faisait pas froid, non, mais une douce brise était présente et elle donnait des frissons à la jeune femme.
Toujours perdue dans ses pensées, Jane ne remarqua pas le chien qui fonçait à toute allure droit dans sa direction. Elle s'arrêta net lorsque la boule de poils rencontra ses jambes, et un sourire vint se poser sur ses lèvres. La jeune femme s'agenouilla et sortit les mains de ses poches pour caresser l'animal.

"Bonjour toi, comment tu t'appelles?"

Demanda-t-elle, tout en sachant pertinemment que l'animal ne lui répondrait pas. En revanche, elle entendit une voix masculine s'excuser de l'incident.
Avant de lever les yeux vers son correspondant, Jane prit le temps de faire un voeux.

* S'il vous plait, dites moi que cette voix appartient à un homme de 40 ans, gentil, qui va venir m'apporter ce qu'il me manque... *

Elle fut finalement contrainte de lever les yeux vers son interlocuteur et sentit une pointe de déception percer son coeur.

* De toute façon t'es une idiote. Tes voeux d'adolescente là, tu devrais savoir que c'est des conneries tout ça. *

Elle fit un sourire au jeune homme qui pourrait très probablement être son fils.

"C'est pas grave, j'adore les animaux."

Dit-elle tout en continuant à carresser l'animal.

"Quel est son nom?"

Demanda-t-elle au garçon, en relevant ses yeux marrons vers lui.

En s'excusant, Mattéo n'avait même pas pris la peine de regarder la personne concernée. En fait, il n'avait pas trop pu, elle s'était abaissée pour caresser son chien. Ah ça, c'était bien une fille! Toujours à trouver les chiens trop craquants, et nia nia nia! Bon, ok, Ideale était magnifique - ne dit-on pas souvent que le chien ressemble au maître? - mais n'importe quelle fille normalement constituée s'exalterait sur le plus affreux des caniches! C'était dans leurs gènes, voilà tout.

*C'est bon, t'es pas en examens, arrête avec la génétique!*

Mattéo ne pouvait toujours pas voir le visage de l'inconnue, et il aurait pourtant aimé savoir à qui il avait affaire! A une jeune fille innocente qui en était réduite à parler aux chiens pour tromper la solitude? Peut-être. Oh non, pas un boulet!

Elle leva alors la tête et Mattéo se demanda si c'était encore plus pathétique pour une femme de cet âge de parler aux bêtes. Enfin, de cet âge... Elle faisait jeune, plus jeune que son âge apparement mais à première vue, Mattéo lui aurait donné... quoi, 35 ans? Mais elle devait sans doute avoir plus. Elle faisait partie de ces beautés qu'on sait pertinamment plus âgées, mais qu'on ne peut se résoudre à lâcher du regard parce qu'encore formidablement bien concervées.

- Il s'appelle Ideale. Il a un faible pour se prendre dans les jambes des femmes, allez savoir.

C'était vrai en plus. Bah, Mattéo préférait de loin de faire pardonner auprès d'une femme que d'un jeune homme, quoique... Le bel italien partait du principe qu'il fallait tout essayer dans la vie et... il avait déjà essayé beaucoup de choses dirons-nous, sans que ça lui déplaise pour autant. Néanmoins, les femmes resteraient les femmes, ni plus ni moins.

Il tendit alors sa main, encore chaude à cause du café qu'il avait tenu entre ses doigts, à cette inconnue pour l'aider à se relever, bien qu'elle ne soit pas tombée, mais c'était un signe de courtoisie ni plus ni moins. Mattéo avait beau être quelqu'un de dur et de particulièrement froid à première vue, il n'en était pas moins quelqu'un de poli et de sympathique quand on ne lui avait rien fait.

- Bizarre, je crois que j'ai mal choisi son nom. Le Kelpie idéal se tiendrait tranquille plutôt que d'assassiner son maître à coup de café brûlant!

En terminant sa phrase, il avait caressé en vitesse le crâne d'Ideale, faisait voler ses oreilles dans tous les sens pour le taquiner, puis le chien avait lâché un aboiement rauque avant de filer se promener un peu plus loin. Il était vraiment cinglé. Mais il l'adorait. Vraiment, pour lui, c'était le chien idéal.

Jane observa l'animal. A vrai dire, elle ne connaissait pas grand choses aux bêtes. Elle n'aurait pas su même dire à quelle race il appartenait. De toute façon, ça ne l'interessait pas. Elle était sans doute mieux placée que n'importe qui pour savoir que ce qui compte, ce n'est pas spécialement l'extérieur. Disons que ça doit être l'expérience qui lui a appris ça.
Elle posa son regard sur son interlocuteur lorsqu'il reprit la parole pour répondre a sa question.

* Ideale? *

Elle se retint de lever les yeux au ciel.

* Pff les mecs, aucune imagination! *

Elle lui fit cependant un sourire poli.

"Ideale, c'est... mignon..."

C'était toujours mieux que "chipie", "canaille" ou autres noms donnés par les dames agées à leurs animaux de compagnie. Elle se mit à réfléchir un instant. C'était facile de critiquer, mais elle n'aurait pas sû elle même que choisir si elle avait eu un animal de compagnie.

* En tout cas, pas Ideale, c'est sur!*

Jane était une femme très créative, mais seulement quand ça lui stitchait. Il fallait qu'elle ait un coup de génie et là, elle excellait. Par contre, à d'autres moments, rien à faire. Choisir le nom de sa fille par exemple, elle en avait été incapable. Elle avait laissé choisir Raphael. De toute façon, c'était lui qui allait passer sa vie à l'appeller. Pas elle.
Jane ne releva pas lorsque le jeune homme lui dit que l'animal venait toujours se nicher dans les jambes des femmes. Elle savait que pour beaucoup de garçons, se promener avec un animal attirait pas mal de filles. Pas de chance pour lui, cette fois l'animal était allé fricoter avec une femme mure.
Elle saisit la main que le garçon lui tendit pour se relever. Il eut a peine le temps de terminer sa phrase que le chien partit un peu plus loin.

"Je pense qu'il te faudrait vraiment une laisse."

Conclut-elle avec un sourire. Elle tendit la main droite au jeune homme, se rendant compte qu'elle s'était montrée impolie.

"Je ne me suis même pas présentée. Jane Dolcini. Ravie."

*Mignon pour ne pas dire stupide?*

Mattéo savait bien ce que voulait dire ce drôle d'air, qu'elle essayait pourtant de dissimuler. En gros, que ce chien avait un nom des plus ridicules et qu'il aurait mieux fait de se faire écraser sous un camion que de porter un tel nom avec un maître avec aussi peu d'originalité. Soit, elle pouvait bien penser ce qu'elle voulait. Après tout, Mattéo n'était pas du genre à se préoccuper de ce que les autres pensaient, bien au contraire! Il était plutôt le genre de personne sur qui les critiques et les préjugés glissaient. Un garçon imperméable en somme. Dans un sens, ça n'était pas un inconvéniant, loin de là vu que ça permettait bien souvent d'éviter de se laisser affecter par des idioties, mais l'imperméabilité marchait tout aussi bien dans l'autre sens. Et là, il y avait un léger problème. La seule personne que Mattéo était capable de câliner sans avoir l'intention de coucher avec s'arrêtait à ... Ideale, qui en soit n'était même pas une personne! Et oui, en réalité, Mattéo était un glaçon en ce qui concernait les sentiments. Il avait une filleule qu'il adorait, même pas fichu de répondre à ses "je t'aime" avec une once de naturel!

L'inconnue se releva alors et lui serra la main. Mattéo détestait serrer la main, parce qu'il s'avérait que la majorité des gens peuplant cette terre étaient droitiers. Et lui, il était gaucher, et devait donc sans arrêt se forcer à tendre la main droite pour répondre à un salut. Encore une convention débile, mais que pouvait-il faire?

- J'en ai une, mais il ne fera rien de mal alors je ne lui mets pas.

Il montra alors un morceau de cuir qui dépassait de sa poche. Il n'aimait pas voir son chien privé de sa liberté, surtout qu'à part quand il pétait un câble, il était relativement calme.

*Et puis t'es qui pour me tutoyer là?*

C'était bien les femmes "mures" ça. Sous peine qu'on avait au moins une décennie de moins qu'elles, elles se permettaient de vous traiter comme le dernier des gamins. Si ça lui faisait plaisir tiens... Mattéo n'était pas le style de mec à s'énerver pour une broutille pareil, surtout quand le temps était si clément et son niveau de stress à zéro. Mais il fallait reconnaître que c'était un peu irritant.

- Mattéo Piccolini. Enchanté.

Le jeune homme lorgan du côté de son chien qui semblait intrigué par les bas d'une vieille dame et le siffla alors. Ideale revint au petit trot à ses côtés et las de faie n'importe quoi, s'assit calmement à côté de son maître, attendant une caresse qui ne vint pas.

- Vous ne seriez pas la soeur de cette photographe dont on commence à beaucoup entendre parler en ce moment?

Le nom lui disait quelque chose. Il était allé à une exposition récemment - et oui, même un futur médecin pouvait avoir un peu de culture! -qui lui avait beaucoup plu, mais il ne se rappelait pas bien du nom. Dolcini pourtant... Ca devait être ça sans doute.

Jane hocha la tête lorsque le jeune homme lui signala qu'il avait une laisse, mais qu'il ne s'en servait pas. Il était vrai que l'animal ne faisait absolument rien de mal et que personne n'avait l'air vraiment effrayé. La plupart des gens aiment les animaux. Du moins, la plupart des gens qui ont besoin de tendresse et n'en reçoivent pas assez dans leur vie de tous les jours, les aiment. Et Jane était bien consciente de faire partie de cette catégorie.
Elle passa une main dans le peu de mèches de cheveux qui n'étaient pas attachés pour les glisser derrière ses oreilles. Avec la brise, elles revenaient sans cesse devant ses yeux.
Jane sentit une légère hésitation au moment des salutations, mais ne sût pas en trouver l'origine. De toute façon, ça n'avait aucune espèce d'importance.
La trentenaire se sentit des plus surprises lorsque ce jeune homme lui demanda si elle n'était pas la soeur de la "photographe dont on commence à entendre beaucoup parler". Un sourire vint fendre son visage. Elle ne s'attendait pas du tout à ce que Zara ait tant de succès. Pas bien sur qu'elle ne doute du talent de sa soeur, au contraire, c'était elle qui l'avait poussée à poursuivre sa passion et à vivre ses rêves. Ca lui faisait réellement plaisir.

"Si, c'est bien moi. Ma soeur Zara est photographe. Elle fait des expositions de temps en temps. Mais si tu veux mon avis, ça va devenir de plus en plus fréquent parce qu'elle a beaucoup de talent."

Elle se tut quelques instants pour se remémorer son cliché préféré. C'était un homme, un vieil homme romain, assis sur le parvis d'une église, qui tenait la main d'une petite fille, sans doute sa petite fille. Elle ne savait dire pourquoi, mais ce cliché l'avait tout spécialement marquée.

"J'ignorais cependant que sa renommée soit telle! Surtout auprès des jeunes. C'est de plus en plus rare malheureusement d'en voir s'interesser à la culture et à l'art."

Pour Jane, la parole n'était pas la seule façon de s'exprimer qu'il existait. Il y avait également tous les Beaux-Arts. Peinture, sculpture,... mais aussi les "nouveaux arts": cinéma, bds,.. Dans les sociétés actuelles, les gens avaient tellement de mal à se dire simplement les choses, à s'exprimer, à se confier qu'il ne fallait renier aucun moyen de s'épanouir, autrement que par la parole. Et elle savait que la photographie, par exemple pour Zara, avait été un des moyens de s'en sortir. De s'échapper de sa vie d'avant, de dire les choses qu'elle n'avait jamais osé à ses parents, ou même à Jane.

Le jeune homme commença à la félicitier pour sa soeur et à lui demander de lui remettre ses compliments.

"Je n'y manquerai..."

Elle entendit la sonnerie de son portable l'interrompre.

"Je n'y manquerai pas."

Elle sortit l'appareil de la poche de son pantalon et regarda le nom affiché à l'écran. Raphael clignotait. Elle soupira.

"Excusez moi."

Elle se recula de quelques pas du jeune homme et décrocha le combiné.

"Allo?"

C'était bien Raphaël à l'autre bout du fil. Une série de questions passèrent dans la tête de Jane. Etait-il arrivé quelque chose à Zara? Ou à Candice? Ca n'était pas dans les habitudes de l'homme d'affaires de téléphoner à son ancienne prostituée, actuellement sa belle soeur et mère cachée de son enfant.

"Tu plaisantes la?????"

Elle n'en croyait pas ses oreilles. Raphael venait lui demander de garder Candice à partir de demain soir et pour le week end.

"Il n'en n'est..."

Il la coupa ensuite pour lui dire que de toute façon, Zara allait téléphoner dans la journée pour le lui demander, et qu'il ne voulait pas qu'elle soit trop surprise. Jane raccrocha. Elle savait que le jour où elle s'était tue à l'église et avait accepté de "garder le silence à jamais" en refusant de se lever et de parler pour empecher que sa soeur n'épouse cet homme qui n'était pas assez bien pour elle, elle avait fait une grosse betise. Maintenant elle ne pouvait revenir en arrière.
Elle reposa son portable dans la poche de son jeans et revint vers le jeune homme.

"Je ferai mieux d'y aller, je viens de me faire embaucher comme baby-sitter pour le week end, je vais donc aller faire un peu de rangement."

Lanca-t-elle avec un sourire, afin de détendre l'atmosphère qu'elle avait elle-même tendue suite à son coup de fil non souhaité.